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3 novembre 2011 4 03 /11 /novembre /2011 17:07

 

n6599_C_10_CU4-3-pola.jpgJ’avais besoin de savoir, cette nécessité première me rappelait ce texte d’Annie Ernaux, L’occupation, un texte d’une intensité folle sur l’obsession qui me revenait tout à coup à l’esprit. 

« Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom ; son âge, sa profession, son adresse. Je découvrais que ces données retenues par la société pour définir l’identité d’un individu et qu’on prétend, à la légère, sans intérêt pour la connaissance véritable de la personne étaient, au contraire, primordiales. » 

Alors cette nuit, j’ai faibli, tellement envie de lui parler, de l’interroger, de l’engueuler, de provoquer un échange en fait. Cette envie à laquelle s’ajoutait une agressivité contenue qui ne demandait qu’à exploser me hantait au point que je ne réussissais pas dormir. L’obsession me tenaillait.

La nuit noire est propice à la confidence, aux grandes envolées, à l’impudeur.

La nuit silencieuse exacerbe les passions.

La nuit désinhibe.

Pourtant je ne me suis pas levée et je n’ai pas tapé dans la fenêtre consacrée au destinataire : systeme.victoria@free.fr, et plus bas je n’ai pas écrit : 

Qui êtes-vous ?

Je n’ai pas signé V.

Puis je n’ai pas cliqué  sur Envoyer. Non plus.

Quelques atermoiements plus tard, j’ai décidé d’avancer masquée, au moins dans un premier temps. Si lui se prenait pour le héros du Système Victoria, je n’avais a priori rien en commun avec cette femme, cette Victoria, et je m’en croyais, à ce moment là, différente en tous points. Son corps, décrit comme généreux, me dégoutait plus que tout, j’aimais la saillance d’un os, elle baignait dans la graisse, j’aimais les corps androgynes, elle suintait la féminité. Sa poitrine, je ne portais jamais de soutien-gorge, m’affolait. La seule chose que nous avions en commun était une paire de Louboutin. D’ailleurs ce que je préférais chez Victoria, c’étaient ses souliers.

Pour ces raisons je ne pouvais pas prendre Victoria comme pseudonyme, incapable de m’identifier à une telle créature. Et puis j’avais l’impression que cela n’aurait fait que renforcer la posture mimétique de l’homme élégant. Or si j’avais bien envie de me laisser embarquer dans cette drôle d'aventure, il était absolument hors de question de rejouer ne serait-ce qu’un fragment de cette histoire. 

Je me suis donc créé une adresse plus discrète, composée de mon prénom auquel j’avais associé la date du jour de notre rencontre, ce fameux soir où dans un train, nous avions lu ensemble. Cette date s’imposait comme le symbole d’un début, de quoi, je ne savais pas encore bien, mais d'un début, indéniablement. Tout restait à inventer, tout restait à construire, puis à détruire. 

rose120911@free.fr, ce serait désormais dans cette boîte mail qu’allait, si ce n’est se prolonger du moins résonner ce système, cette machine de guerre conceptualisée par Eric Reinhardt. J’avais retrouvé la date très rapidement sur le vieux billet resté dans le livre, ayant pour curieuse et systématique habitude d’abandonner, de manière tout à fait volontaire, les billets de train dans les livres que je lisais. Cela me permettait ensuite de dater mes lectures, de les replacer dans un contexte précis. 

Je ne lui ai pas demandé de décliner son identité, je sentais que ma démarche serait vaine, qu’elle resterait sans réponse. Si ses cachotteries m’agaçaient passablement, elles m’amusaient aussi beaucoup. Découvrir l’identité cachée de l’homme élégant s’apparentait à un véritable jeu de piste, à une sorte d’énigme, ce qui n’était pas pour me déplaire. D’humeur plutôt joueuse, aimant relever les défis, je me jurais de savoir prochainement à qui j’avais affaire. Il fallait être stratégique, intelligente pour ne pas dire rusée, et avancer prudemment ; après il ne resterait plus qu’à faire les recoupements nécessaires, les plus pertinents, et j’arriverais sans souci à mes fins, j’étais confiante. 

Ma curiosité me pousse souvent à explorer les méandres de ce qui m’est interdit ou dissimulé, et en quelques requêtes sur Internet, j’obtiens régulièrement des réponses à mes questions les plus indiscrètes. Je tape, croise, colle, efface, met des guillemets, retire les guillemets, change une lettre, enlève un mot, inverse l’ordre des mots, saute directement à la page 30 des résultats, revient, clique sur « images », sur « vidéos», recoupe avec Wikipédia, avec les Pages Blanches, les Jaunes aussi parfois, et je vous donne le nom de la compagne inconnue de cet homme si célèbre, son âge à l’heure près, son adresse étage compris, la couleur de ses cheveux (au naturel), le nom de son chat mort, la couleur de la moquette de sa chambre d’amis, sans bouger de chez moi.

Je lui ai donc demandé le plus naturellement du monde ce qu’il faisait dans ce train et pourquoi il ne le prenait plus, en me disant qu’en toute logique, cela l’amènerait à aborder plus largement le contexte de ses trajets et à m’exposer, même succinctement, ce qu’il faisait dans la vie. Il ne fallait pas que mon message s’apparente à un interrogatoire en bonne et due forme, je ne voulais éveiller aucun soupçon, mon projet de mettre son identité à nu devait rester celé. 

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commentaires

C
<br /> une chieuse attentive... on va attendre un peu avant l'étalage de mes autres qualités...<br /> <br /> <br />
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C
<br /> ( "ça va compliquer", mais j'y crois tout autant, avec ou sans )<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Qu'on vous lise? qu'on comprenne l'histoire entre Rose et mr du train? je ne peux parler qu'en mon nom, mais c'est un double oui de ma part. La preuve :en relisant, j'ai pensé " les "é" ne passent<br /> pas dans les adresses mails", ça va compliquer l'échange. (preuve que je suis une chieuse aussi)<br /> Ou le doute est ailleurs?<br /> Ne doutez pas du plaisir de vous lire.<br /> Bonne écriture !<br /> <br /> <br />
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V
<br /> <br /> Merci pour l'accent, attentive en plus... Erreur corrigée!<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> Vous en doutiez?<br /> <br /> <br />
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V
<br /> <br /> assurément<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> (Merci)<br /> <br /> <br />
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V
<br /> <br /> Bon, je vois que certains suivent, alors la suite bientôt. Et merci à vous.<br /> <br /> <br /> <br />

Avant-propos

"C’est fou, le pouvoir de diversion d’un homme que son travail ennuie, intimide ou embarrasse : travaillant à la campagne (à quoi? à me relire, hélas!), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes: vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l’eau du robinet est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperolles, etc. : je drague.

(La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.)"

Roland Barthes par Roland Barthes

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